Tu l'as vu ce monsieur, l'autre jour dans le Morvan ? Comment il nous a regardés monter les quelques marches menant à cette terrasse de café où nous allions nous rafraîchir ? Il savait pour nous deux. Taquin, il m'a demandé : Il est vraiment beau, vous voulez bien me le donner ? Je lui ai répondu dans un sourire déterminé, en te pointant vers lui : "Certainement pas !". C'est évidemment la seule réponse qu'il attendait. Il se mit à rire et aussi à verser une larme d'émotion. Il avait, par le passé, lui aussi, été en compagnonnage sur le route de St Jacques. Il a rajouté que notre liberté était belle à voir. Je lui ai dit que jamais, jamais, je n'aurai pu faire ce parcours sans toi.
C'est vrai que notre histoire est belle ; mais elle n'allait pas de soi. Figure-toi, qu'au départ du projet, je ne voulais pas de compagnon. Je croyais avoir des gestes assez assurés pour m'en passer. Quel naïf ! Et puis, dans mes marches d'entraînement, j'ai senti qu'il fallait être accompagné. Bien sûr, je suis allé voir dans ce grand magasin. Franchement, tu me vois avec l'un de ces tubes high-tech, multi-réglables, avec des poignées en polyhexatruc ou en je ne sais quoi ? Tu te marres aujourd'hui hein ! Ça ne cadrait tout simplement pas. Même s'ils étaient tous ultra légers, je ne m'imaginais pas vivre 40 jours avec l'un d'eux. Je t'ai alors cherché. Je ne voulais pas couper de branche. Je voulais que nous nous trouvions. Je sais, je suis vieux style. Meetic c'est pas pour moi. Je voulais le coup de coeur.
Et puis, je t'ai vu, au bord d'un fossé sur une route de Sainte-Sève. Tu avais dû être coupé de ton arbre quand celui-ci est tombé dans les méchantes tempêtes de l'hiver. Tu ne ressemblais pas à grand chose, moi non plus d'ailleurs. Tu étais trop long,  couvert de poussière et de terre sale. Mais, je savais que c'était toi. Je t'ai taillé à la bonne longueur, j'ai préparé tes extrémités à la hachette ; j'ai meulé un clou et l'ai placé tout en bas pour que tu puisses t'accrocher quoiqu'il arrive.
Et puis, nous sommes partis, nous nous sommes découverts, nous nous sommes formés l'un à l'autre. Mes mains à toi et ton écorce à mes doigts. Instinctivement, chaque soir, je t'ai placé entre les montants de la tente, juste à l'extérieur ; comme pour te faire veiller sur mon sommeil.
Sur le chemin, j'en ai appris des choses sur toi !
Tu es issu d'un chataigner, l'arbre dont tous les pélerins faisaient leur bâton depuis toujours. C'est pas beau ça ? On m'a expliqué que tu étais du bois qui a le rapport soupplesse/solidité idéal pour la marche. J'ai aussi appris, qu'avec toi, aucun risque de voir une araignée entrer dans la tente. Tu les fais fuir. C'est pour cela que, dans le passé, toutes les maisons comportaient une poutre de ton bois.
Tu m'as tellement aidé ! Tu te rappelles ce jour terrible de pluie avant Tours ? Je me suis tellement appuyé sur toi, que mes mains étaient couvertes d'ampoules. Un comble non ? Des pieds nickels et des mains en feu ! Au fil des jours, j'ai vu ton écorce se tanner, tu as pris une belle couleur, tes aspérités se sont adoucies. En te frappant sur le sol à chaque pas, combien de vipères as-tu fait fuir ? Je ne les voyais pas, mais entendais clairement le bruit glaçant de leur reptation dans les herbes ou les cailloux. Et ce jour des bords de Loire dans ce tunnel de ronces ? Et hier encore où grâce à toi nous avons pu prendre le chemin le plus abrupt pour monter à la Faucille ? Et tous ces moments où mes épaules étaient fatiguées et où tu prenais le relais en te plaçant sous mon sac, tenu par mes bras ?  etc...
Notre aventure se termine tout à l'heure ; nous ne dormirons plus l'un près de l'autre ; mais je te promets une place de choix dans ma maison. Merci à toi aussi d'exister.